"Ils étaient tous morts. Sauf moi, bien sûr." La voix de Galanthea se fit plus sombre. "Mais tous les autres... Tous les gens que j'avais aimés jusque-là..."
Les flammes du feu de camp dansaient dans ses grands yeux bleus, tandis qu'elle parcourait du regard les visages ébahis de son public improvisé : une compagnie de nains, un tailleur halfelin, un marchand, un soldat et des collègues d'Oxenfurt. Personne ne semblait vouloir interrompre son récit, alors elle poursuivit...
"Nous parcourions la campagne, en suivant le circuit de notre tournée annuelle des domaines, des tavernes, des bordels et de tous les endroits qui avaient de quoi se payer un peu de divertissement. Il faisait froid en ce petit matin et une couche de brume nous entourait, donnant un aspect éthéré aux bois. C'était vraiment un beau spectacle. Sur le chariot de tête, deux acteurs se montraient assez bruyants : Joel et Elba. Ils plaisantaient à vive voix, encore ivres de la veille. Je m'en souviens clairement parce que c'est là qu'elles sont arrivées...", dit-elle avant de ménager une pause pour faire monter le suspense... "les horreurs volantes."
Le tailleur halfelin écarquilla les yeux, captivé. Des nains secouèrent la tête en marmonnant des obscénités dans leur barbe. Les autres, cependant, recommencèrent à boire leur hydromel en chuchotant entre eux, sans s'intéresser au récit sur les monstres : les attaques étaient fréquentes et ils ne connaissaient que trop bien l'histoire.
"Soudain, l'ambiance a changé. Les oiseaux ont cessé de pépier. L'air qu'une douce brise agitait est devenu parfaitement calme. La brume a semblé s'épaissir, se faire plus présente : ses volutes serpentaient entre les arbres, se répandaient dans la clairière. Elle nous engloutissait. En quelques instants, nous avons été recouverts d'un épais brouillard, je ne voyais plus qu'une nappe blanche devant moi. Rien d'autre. Pas âme qui vive.
Certains ont commencé par s'en amuser : je les entendais rire. Mais cela n'a pas duré. Un cri effrayant a étouffé leur joie, suivi par un hurlement terrifiant. Puis un autre. Des ombres fondaient dans la brume au-dessus de nos têtes, tout autour de nous. Je suis descendue du chariot pour me réfugier dessous. Recroquevillée dans la boue humide, j'ai entendu tous mes amis mourir. Ils se faisaient avoir l'un après l'autre, en poussant des cris épouvantables, sans que je ne puisse rien faire : je n'étais alors qu'une enfant."
"Comment t'en es-tu sortie ?", demanda le soldat, impatient et curieux de connaître le dénouement.
"Silence. Laisse la petite finir", aboya un nain.
Elle le remercia d'un signe de tête et lança quelques brindilles dans les flammes. "Je n'entendais plus aucun de mes amis. Il ne restait que les croassements monstrueux loin au-dessus de moi, toute tremblante dans ma cachette, paralysée par la peur. Et soudain... bang ! Quelque chose a atterri sur le chariot, en se perchant sur le rebord. Une longue queue écailleuse pendait devant moi. Un son râpeux, guttural s'élevait juste au-dessus de ma tête, tout près. Je ne crois en aucun dieu, je n'y ai jamais cru, mais en cet instant de désespoir, j'ai prié. Pile à cet instant, un éclair a déchiré la brume et un spectre de couleurs a tourbillonné vers le chariot. Un cri perçant a retenti alors que la queue tombait par terre, tranchée. Alentour, les croassements se sont mués en cris et en glapissements frénétiques. Des silhouettes battant des ailes dans la brume explosaient en gerbes de sang tandis qu'une odeur de chair brûlée emplissait l'air, me faisant suffoquer. Un des démons ailés est tombé du ciel et a atterri sur le sol gorgé de sang, son corps grotesque calciné et fumant. Il se tortillait faiblement, hurlait et a tenté désespérément de s'envoler avant de retomber sans vie. Il a alors surgi de la brume : l'homme qui m'avait sauvée."
"Ha !" lança un individu revêtu d'une cape, appuyé contre un arbre juste en dehors du halo du feu, avant de grogner et de cracher avec mépris. Galanthea observa un instant l'homme encapuchonné, en s'interrogeant sur son geste grossier, mais estima qu'il valait mieux l'ignorer et achever son récit.
"Une fois toutes les créatures éliminées, mon sauveur s'est avancé jusqu'à moi, calme et serein. De l'énergie pure crépitant au bout de ses doigts, il a essuyé le sang des monstres maculant son épée avant de la rengainer. Il s'est ensuite agenouillé près de moi et a tenté d'apaiser mon désarroi d'une voix forte, mais mélodieuse : 'N'aie pas peur, petite. Tu ne crains plus rien.'
Et voilà. Ce jour maudit, au milieu de la brume, parmi les corps de mes proches, alors que tout espoir était perdu... mes prières ont été entendues. Mais pas par un dieu, oh non, dit Galanthea, le regard brillant. Elles ont été entendues par un mage réputé : Alzur.
"C'est pour ça que tu as arrêté d'être barde ? Que tu as cessé d'être Perce-neige ?" demanda le tailleur halfelin.
"Ah, grands dieux, non !" répliqua Galanthea. "C'est là que j'ai commencé !"
"Pourquoi arrêter, alors ? À ton âge, tu pourrais avoir écrit une centaine de ballades. Voire un millier !"
Galanthea pencha la tête pour réfléchir. On lui avait posé cette question bien souvent depuis qu'elle avait raccroché son violon. "Parce que la vie change, mon brave. La vie change et il vaut souvent mieux changer avec elle."
Le halfelin fit la moue, mécontent qu'elle élude ainsi la question, mais opina à contrecœur.
"Dis-nous en plus sur ton fameux mage..." demanda le soldat en se penchant en avant.
"Tu parles qu'il est fameux !" lâcha un des hommes au fond qui, un instant plus tôt, semblait se désintéresser complètement de l'histoire de Galanthea. "Il est surtout tristement célèbre ! C'est un rebelle et un fou, dont la tête est mise à prix, il n'a rien d'un sauveur héroïque de gamines."
"Eh, surveille tes paroles, mon gars !" intervint à nouveau le nain pour la défendre. "Après tout, il a sauvé la gamine. Il peut pas être complètement mauvais."
"Mais pourquoi ?" lança le marchand, en agitant les bras. "Sans vouloir être vexant, pourquoi s'écarter de son chemin pour sauver une enfant ? Un sorcier a sûrement des tâches bien plus importantes à accomplir. Passait-il simplement par là quand l'attaque s'est produite ? A-t-il décidé comme ça qu'il ferait aussi bien d'intervenir ? C'est un peu tiré par les cheveux, si vous voulez mon avis."
"Personne te l'a demandé. Et tu pourrais pas réfléchir un peu ?" cracha le nain. "Rien n'échappe aux mages ! Et ils peuvent se téléporter ! D'un claquement de doigts, ils peuvent être ici, là, n'importe où. Même les imbéciles le savent."
"Oui, c'est bien vrai, il faut être un imbécile pour penser ça. Mais ce n'est pas le propos. Le pourquoi est bien plus important que le comment. Je répète donc : pourquoi ?"
"Parce que c'est ce que font les héros, non ?" proposa un autre curieux.
Galanthea sourit en buvant un peu de vin. Elle prenait toujours plaisir aux débats passionnés et elle savait parfaitement que le sujet était sensible.
"Ouais ! Ils interviennent pour sauver les gens !"
"C'est improbable ! Les mages sont froids. Calculateurs. Qu'en ont-ils à faire de nos problèmes ? Qu'est-ce que ça leur rapporterait de nous sauver ?"
"Il chassait peut-être ces créatures volantes pour, je sais pas, trouver des ingrédients ou autre chose."
"Nan, ils ont des apprentis à qui confier ce genre de trucs."
"C'était peut-être juste pour le plaisir alors, pour se divertir ou..."
"Par vanité !" lança une voix rude et méprisante, qui résonna à travers tous le camp, interrompant la discussion. "Et par fierté !" Tous les voyageurs se retournèrent en même temps vers l'homme revêtu d'une cape, qui demeurait toujours en bordure du camp, appuyé contre le pied d'un chêne mort. C'était la première fois qu'il prononçait un mot depuis qu'il avait rejoint la caravane, juste après Wyzima. La plupart des gens dans le groupe l'avaient pris pour un muet ou un idiot. Leurs regards s'attardèrent sur l'homme encapuchonné, attendant une suite à sa sortie effrontée. Cependant, l'homme conserva un silence stoïque au milieu des ombres.
"Je crois... euh..." commença le halfelin, rompant ainsi le silence gênant. "Désolé. Hum. Je pense qu'il voulait faire ses preuves. Alzur. Il voulait se montrer galant. Comme un chevalier."
"Oh, vraiment ? répondit Galanthea d'un ton curieux. Qu'est-ce qui vous amène à cette conclusion ?"
"Eh bien, vous n'allez peut-être pas me croire, mais un de mes ancêtres travaillait au domaine où Alzur a grandi." Il épongea la sueur perlant sur ses sourcils avec un mouchoir usé. "Il nous racontait parfois des histoires sur le passé, vous voyez ? Enfant, j'ai entendu diverses..."
"Oui, oui ! On a saisi le contexte, l'interrompit Galanthea. Venez-en au fait."
"Oui. D'accord. Toutes mes excuses. Eh bien... Euh... Vous voyez, tout a commencé avec un enfant surprise...
"Non, non, non, pas un enfant surprise de ce genre-là ! Pardon, j'ai mal choisi mes mots. Ce serait plutôt... un 'bâtard surprise', disons, car quand Alzur n'était qu'un bébé, on l'a abandonné à la porte d'un domaine noble près de la ville de Maribor, accompagné d'une simple note : 'Sa mère a péri, il est l'un des vôtres.'"
Le tailleur sauta en bas de l'arbre abattu qui lui servait de perchoir et se mit à déambuler dans le camp, en singeant lamentablement un narrateur théâtral.
"On a supposé que sa mère était une courtisane de la maison de mauvaise réputation située non loin. Cependant, les nobles présumés du domaine étaient tous des débauchés notoires, si bien que l'on ne pouvait avoir aucune certitude quant à l'identité du père. Personne n'a voulu prendre le risque d'abandonner le fruit de ses entrailles aux loups, alors on a recueilli l'enfant. Cependant, il n'a pas eu une vie facile. Aucun homme n'osait lui témoigner une affection excessive, par crainte que ce soit pris pour un aveu de culpabilité, tandis que les femmes de la cour le prenaient en pitié et veillaient à ce qu'on prenne soin de lui. Mais la pitié est un piètre substitut à l'amour.
Il faut ajouter que les autres enfants se moquaient de lui et le rejetaient en raison de sa basse extraction, alors il s'enfermait dans la bibliothèque du domaine. Il lisait nuit et jour, absorbé par les mondes merveilleux et les histoires de bravoure des puissants héros. Un ouvrage a particulièrement retenu son attention, il le relisait presque chaque semaine. Le guide des valeurs chevaleresque écrit par... sire Mateo de Metinna, si ma mémoire est bonne. Il était complètement fasciné par les exploits des nobles chevaliers et les vertus chevaleresques qui les poussaient à la bravoure...
Il passait donc son temps à parcourir le domaine et la campagne environnante en quête d'épreuves pour prouver ses vertus : l'honneur, la compassion, la générosité et ce genre de choses, comme un vrai chevalier d'antan. Il se rendait utile autant que possible. Il tentait désespérément d'obtenir l'approbation des gens.
Cependant, ce n'était qu'un enfant, alors la vertu de la bravoure lui échappait. Comment pourrait-il prouver sa bravoure comme les preux chevaliers des histoires ? Hmm ?
Eh bien, un jour, en se rendant au marché, Alzur est tombé sur un chariot attaqué par des bandits. Un autre garçon se serait contenté de fuir ou aurait peut-être appelé à l'aide. Mais pas lui. Il devait prouver sa bravoure. Il a donc décidé bêtement d'affronter les brigands...
On a retrouvé Alzur des heures plus tard, inconscient, couvert de sang et d'ecchymoses, étendu sur le bord de la route. Il s'était fait rosser sérieusement et il lui a fallu des semaines pour s'en remettre ! Mais il s'en est remis. À la surprise générale, cette mauvaise rencontre avait renforcé sa détermination à prouver sa valeur ! Seulement, au lieu d'attendre qu'une occasion se présente... ce petit fou est parti au devant des ennuis.
Et une fois de plus, on l'a retrouvé contusionné, abandonné dans un fossé, à peine vivant ! Ça n'a pourtant pas suffi à dissuader le gamin. Les ennuis ont continué. Il y a eu de nouveaux passages à tabac. De nouvelles convalescences. Ça s'est répété, encore et encore, jusqu'à ce qu'un jour une chose inattendue se produise.
Alzur avait disparu une fois de plus, obligeant les nobles à lancer des recherches à contrecœur à la demande de leurs moitiés. Mais quand ils ont fini par le retrouver, ils n'ont pas découvert un enfant amoché. Oh non, pas cette fois. Il était indemne, planté debout dans une ruelle, choqué devant les corps sans vie de trois gaillards entassés devant lui, la peau carbonisée.
Il se trouve que le chaos coulait dans les veines du gamin. Un grand pouvoir latent en lui s'était enfin éveillé et déchaîné. Il pouvait canaliser la magie... mais pas encore la contrôler. La famille, craignant pour sa propre sécurité, a donc fait appel aux services d'un puissant mage pour guider le garçon et l'aider à maîtriser son potentiel. Ce qu'il a fait. Bien conseillé, il est devenu un sorcier doué et célèbre, celui-là même dont on parle ce soir.
Cependant, je crois que son enfance l'influence toujours. Elle le pousse à suivre les vertus chevaleresques qui le fascinaient il y a tant d'années. Elles sont ancrées en lui. Voilà pourquoi il est intervenu, comme il le fait toujours.
C'est ce que je pense, en tout cas..."
Quelques voyageurs se mirent à marmonner et à murmurer, provoquant un brouhaha d'opinions, mais se turent rapidement quand Galanthea reprit la parole. "Voilà un point de vue intéressant." Elle fit une pause pour réfléchir, en tapotant des doigts sur son gobelet. "Je suis d'accord. L'enfance façonne fortement nos vies, mais je ne crois pas qu'Alzur soit seulement motivé par les vertus chevaleresques. Non, je crois que quelque chose de bien plus puissant est à l'œuvre. La chose la plus puissante dans le monde connu, en fait..."
"Ouais, et qu'est-ce que ça pourrait bien être, alors ?" demanda le nain.
"L'amour."
"L'amour ? s'écria le marchand. Des conneries, oui ! L'amour ? On parle de l'homme qui a massacré la moitié de l'armée d'Ellander, simplement parce qu'il en était capable !"
"Oui, mais je dis 'l'amour' pour une bonne raison", confirma Galanthea. "Je dis 'l'amour' à cause de ce que j'ai découvert lors de ma deuxième rencontre avec Alzur : la deuxième fois où il m'a sauvé la vie, d'ailleurs. Un beau doublé, gloussa-t-elle. Par un malheureux concours de circonstances, je me suis retrouvée... maudite. Eh, oui ! J'étais affligée par un maléfice qui, étrangement, se concentrait sur mes talents de troubadour."
"C'est donc pour ça que tu as rangé ton violon !" s'exclama le halfelin.
"Non, non. Au contraire, la malédiction transformait mes mélodies médiocres en chansons ensorcelantes. Le problème, c'est que je n'étais plus capable que de chanter", dit-elle en grimaçant. "J'ouvrais la bouche pour parler, mais c'est un flot rythmé de rimes qui en sortait."
Quelques voyageurs gloussèrent, amusés, persuadés que Galanthea les faisait simplement marcher.
"C'était assez déconcertant au début : une bizarrerie comique. Et la rémunération pour mes spectacles était loin d'être dérisoire. Hélas, hormis financièrement, c'est vite devenu un fardeau. Je chantais sans arrêt, nuit et jour. Si je voulais prononcer un simple mot, rien ne pouvait m'empêcher de déverser une strophe de vers pour l'accompagner. J'ai fini par me résoudre à demander de l'aide. Avant tout à cause d'une expérience mortifiante. Voyez-vous, j'assistais à des funérailles lorsque j'ai eu la mauvaise idée de demander où je pourrais... (Le rouge lui monta aux joues.) me soulager... Aujourd'hui encore, je n'ose retourner là-bas, par crainte de connaître à nouveau cette gêne." Cette simple idée la fit frissonner. "Des mois se sont écoulés, sans que la moindre aide se présente. Et puis... par un capricieux tour du destin, je me suis bientôt retrouvée dans la même auberge de campagne qu'un certain mage...
J'ai plaidé ma cause auprès d'Alzur, certaine qu'il s'empresserait à nouveau de m'aider. Mais il a refusé. Il m'a dit qu'il avait des affaires bien plus importantes à régler. Il n'allait pas 'laisser une pauvre malheureuse lui faire perdre son temps avec son étrange délire'. Mais je me suis accrochée. Voyez-vous, il n'avait pas encore conscience de mon infatigable ténacité. Je l'ai donc éclairé... avec trois journées entières de chants. Avec tous les poèmes, ballades, berceuses, et chants solennels que je pouvais imaginer. Il a utilisé sa magie sur moi pour tenter de me faire taire, bien sûr, mais en vain : la malédiction était implacable. Il a fini par s'effondrer, en me suppliant d'arrêter. Il acceptait d'étudier mon problème, mais à condition que je garde bouche close."
"Qu'est-ce que tout ça a à voir avec l'amour ?" demanda le soldat.
"Eh bien, nous voyagions vers la ville où mon mal s'était déclaré, en logeant dans des auberges le long de la route. Une nuit, Alzur a veillé tard avec les gars du coin pour boire, jouer aux dés et... voyez-vous, j'étais terriblement curieuse à l'époque, les jeunes sont ainsi, alors j'ai décidé de fouiller dans ses affaires. J'y ai trouvé toutes sortes de babioles étranges et merveilleuses, mais, étant une fille, un objet m'a particulièrement attirée : un médaillon en forme de fleur. Un lys, pour tout vous dire. Et... je l'ai essayé... Juste au moment même où Alzur entrait...
Il s'est aussitôt emporté, me réprimandant avec force cris. J'étais effrayée et... terriblement déconcertée. Ce n'était qu'une simple babiole, après tout, et ce n'était pas comme si je l'avais abîmée, dit-elle en souriant. Le pouvoir des sentiments m'échappait apparemment, à l'époque. Mais il s'est vite calmé. Il s'est même excusé de cet éclat. Il s'est installé devant l'âtre, empestant l'alcool, et a contemplé les flammes, la tristesse prenant le pas sur sa colère. Et puis quelque chose d'assez surprenant s'est produit. Il s'est confié à moi.
Il m'a dit avoir réalisé le médaillon des années plus tôt pour quelqu'un... à qui il tenait beaucoup. Il l'avait même imprégné de magie, pour la protéger. 'Lylianna', a-t-il murmuré. Il m'a parlé tendrement d'elle, marmonnant un hommage à sa mémoire dans son ivresse. Il m'a dit comme il admirait son ambition. À ce que j'ai compris, elle était séduite par l'idée d'un monde plus sûr, débarrassé des monstres meurtriers rôdant derrière chaque ombre. C'était un grand projet, c'est certain. Elle s'y est attelée toute sa vie, qui a malheureusement été assez courte, du moins pour une sorcière.
Il n'a pas précisé comment elle était morte, il s'est simplement tu un moment, en ruminant, le regard plein de chagrin." Galanthea fit une pause, se remémorant cet instant. "Le mot 'amour' n'a jamais été prononcé, mais vu sa façon de parler d'elle, vu son air quand il évoquait ses souvenirs... cela ne pouvait être que ça."
"Ça se tient", admit le halfelin. "Une minute... Est-ce que... Est-ce qu'il a repris son travail ? Après sa mort ? C'est ce qu'il a fait, hein ?"
"En effet, je le pense. Il peut être terriblement difficile de se détacher d'une obligation envers les morts."
"Ouais !" lança le nain en bondissant pour se tourner vers le marchand. "Voilà encore une raison qui explique pourquoi il sauve les gens des monstres ! Ça répond à votre question, monseigneur ? Ha !"
Le marchand ne releva pas l'évident affront. "Bien, mais comment diable a-t-il poursuivi son 'travail', au juste ? Un homme seul parcourant le continent pour tuer des monstres au nom de son amour perdu ne doit pas beaucoup réduire leur nombre, non ?"
"Un homme seul ? Grands dieux, non !" répondit Galanthea avec un sourire diabolique. "Ce n'est pas du tout un homme seul..."
"... Des sorceleurs !", s'exclama le soldat. "Elle parle des sorceleurs !"
"De quoi parlez-vous ?", l'interrogea le marchand, en se servant à boire nonchalamment avec une outre en peau de mouton.
"Des sorceleurs. C'est du moins le nom que les gens leur donnent." Le soldat gratta sa barbe hérissée. "C'est un genre de... de mercenaires, sauf qu'ils sont améliorés par la magie. Ils sont incroyablement forts et rapides, bien plus que des hommes normaux. Ils vadrouillent, seuls sur la route, à ce qu'on dit, en proposant de tuer les monstres pour de l'argent."
"Ça m'a l'air d'un beau ramassis de conneries."
"Ah ouais ? Et qu'est-ce que vous en savez ?"
"Vous parliez de 'mercenaires', non ? Eh bien, je connais quelqu'un qui devrait pouvoir éclairer notre lanterne là-dessus." Il fit un geste en direction de l'homme encapuchonné, assis dans l'ombre. "Il est justement mercenaire, lui aussi. Enfin, c'est plutôt un coupe-jarret sévissant dans les ruelles sombres. Pas vrai, Coupe-jarret ?"
L'homme encapuchonné se contenta de cracher, ce qui fit éclater de rire le marchand.
"Il n'est pas très courtois, je l'admets, mais il a une solide réputation de tueur : je l'ai moi-même vu à l'œuvre, d'ailleurs. J'étais à la recherche d'un chaperon convenable, bien sûr, alors je lui ai offert quelques pièces pour me conduire sain et sauf à Maribor. J'ai fait une affaire avec toi, hein ?" Un silence se fit. "Mais je m'égare. Coupe-jarret ! Toi qui connais si bien les bretteurs à gages, que penses-tu de ces 'tueurs de monstres exceptionnels' ?"
L'homme encapuchonné réfléchit un moment, la tête penchée. "Un homme qui tue une bête... et alors ? Ça n'a rien d'exceptionnel. C'est juste des contes pour enfants."
"Et voilà !", déclara le marchand avec un sourire obséquieux. "Des 'contes pour enfants' !"
"Nan ! Tout faux. Je tiens ces histoires d'hommes fiables. Ils sont d'un peu partout et ils disent tous la même chose. Ils raconteraient tous le même mensonge ? Comment ce serait possible ?"
"Les fabulations se répandent vite, mon ami. Souvent plus vite que la vérité."
Le soldat secoua la tête. "Nan..."
"Écoutez, je ne dis pas que vos amis n'ont pas vu de braves hommes occire une bête par-ci par-là. Je ne suis pas homme à nier les prouesses martiales d'autrui. Mais des 'soldats modifiés par la magie', c'est complètement absurde, admettez-le. Et quand bien même..." Le marchand sauta en bas de sa souche, se saisit d'une pierre et la lança sur deux rats rôdant près du périmètre.
Les rongeurs sifflèrent et détalèrent en criant dans les broussailles.
"Bon, où en étais-je ? Ah, oui : quand bien même ces 'sort-sieurs'..."
"... Sorceleurs, je l'ai pourtant bien dit !"
Le marchand battit des bras. "Oui, oui ! Les 'sorceleurs' ! Même s'ils existent, comme vous et vos amis le dites, à quoi pourraient-ils bien nous servir, au juste ? Les monstres sont-ils une si grande menace ? Certes, je l'admets, ils tuent quelques malheureux par-ci par-là, mais il ne s'agit que d'imbéciles, non ? Ce sont des ignorants qui s'écartent trop des sentiers battus et qui se font dévorer dans des marais au milieu de nulle part."
"C'est ridicule. C'est grotesque !", beugla le nain.
"C'est parfaitement sensé, au contraire ! Vous n'avez pas les moyens de faire le trajet en toute sécurité ? Alors vous restez où vous êtes, à l'abri. Vous êtes trop pauvre ou pingre pour investir dans une bonne escorte comme moi ? Il vaut peut-être mieux ne pas aller vous promener dans la campagne, dans ce cas. Et puis, les monstres nous rendent sûrement service, quand on y pense... Ils nous débarrassent de la lie de la société, en quelque sorte. Ils réduisent le troupeau."
Le soldat serra les dents pour contenir sa colère. "Et qu'est-ce qui vous rend si spécial ?"
"Vous n'écoutiez pas ? Ou bien vous êtes dur de la feuille ?" Il hocha la tête en direction de Coupe-jarret, qui faisait maintenant le tour du camp. "Comme je disais, j'ai un fort instinct de survie, alors je suis bien préparé à tout."
"Vaut mieux vous préparer à vous faire amocher, si vous continuez à raconter des conneries", lança le nain d'un ton sec.
"Silence !", lança Coupe-jarret. Il se tenait à présent parfaitement immobile, la tête penchée vers les ténèbres au-delà de la lueur du feu de camp, le regard fixé sur quelque chose. "Baissez le ton. Il est trop tard pour faire du raffut." La main sur le pommeau de son épée, il s'éloigna du camp à pas de loup.
"Pardon", insista le marchand. "Où crois-tu aller comme ça ? Coupe-jarret ?" Imperturbable, Coupe-jarret disparut sans un mot dans l'obscurité de la végétation.
"Il a raison", dit Galanthea, "il se fait tard et mes vieux os ont besoin de repos." Elle se leva et se dirigea vers sa tente. "Une longue journée nous attend à l'aube."
"Ouais", marmonna le nain en finissant son hydromel. "C'est certain."
Une heure plus tard, tout le groupe dormait à poings fermés, même la sentinelle désignée...
… Alors qu'à proximité, au milieu des ombres, deux yeux rouges globuleux brillaient sous la pâle lueur de la lune.
Des ronflements gutturaux résonnaient dans le camp, au milieu des doux crépitements du feu mourant. Loin au-dessus, la lueur de la pleine lune perçait à travers les nuages menaçants, peignant d'une couleur monochrome inquiétante tout ce qui n'était pas éclairé par les braises.
L'une des tentes s'agita. Le marchand sortit en titubant par les rabats de devant, hébété par l'alcool. Il avisa la silhouette d'un grand arbre en bordure du camp et s'avança dans sa direction, en sinuant entre les voyageurs endormis, blottis près du feu.
Ayant trouvé un endroit isolé dans la pénombre, il dénoua ses chausses et se soulagea...
HIIII !
Le marchand sursauta et urina sur ses pieds en se tournant vers le bruit. "Bordel !"
Un rat perché sur une souche proche observait le marchand. Son couinement évoquait un rire.
"Sale bestiole !" cria-t-il, en ramassant une poignée de pierres qu'il lança sur le rongeur. "Dégage !"
Pas le moins dérangé par le bombardement, le rat resta où il était, en couinant avec défiance.
"Bien !" déclara le marchand en scrutant les environs. "Je vais t'apprendre, misérable... Ah, voilà !" Il attrapa un gros caillou et le traîna vers la créature. "Je... t'aurai... prévenu... AAAH !" Il lança la lourde pierre et le rongeur bondit alors pour se réfugier dans un buisson proche.
"Ha !" s'exclama l'homme avec un sourire arrogant. "Que ça te serve de leçon..."
HIIII, HIIII !
Le marchand fit un bond en se retournant. Une bande de rats se tenait derrière lui.
"Par la grâce, d'où..."
HIIII ! HIIII ! HIIII !
D'autres rats surgirent des buissons pour l'encercler.
"Que-que-que..." croassa-t-il.
Les rongeurs le fixaient. C'était une myriade de petits yeux scintillant à la lumière de la lune.
"Coupe-jarret ?" murmura-t-il. "Coupe-jarret... où-où es..."
Une ombre enveloppa lentement la zone, masquant la lueur de la lune en s'élevant au-dessus du marchand. Tremblant, il se retourna... "Coupe-jarret ?"... pour faire face à deux yeux écarlates le scrutant de haut, une gueule écumante et de longues incisives dégoulinant d'une salive putride.
Le marchand poussa un cri terrifié, juste au moment où la créature lui arrachait la gorge.
Une armée de rats envahit le camp tandis que les voyageurs surgissaient de leurs tentes ou du coin où ils s'étaient endormis, en hurlant au milieu du chaos.
Quelqu'un cria quand le torse démembré du marchand traversa les airs pour atterrir au centre du camp. Puis une gigantesque créature hérissée surgit de l'ombre, silhouette intimidante de muscles saillants et de chair balafrée. Elle hurla en faisant claquer son énorme mâchoire et balaya le nain qui la chargeait, le projetant sans effort dans les ombres à l'autre bout du camp.
Les yeux du rongeur géant parcoururent le camp et tombèrent sur Galanthea, qui sortait de sa tente dans un état de confusion. Le rongeur grinça des dents, puis bondit vers elle en grondant et en bavant.
VOUIT !
Un trait d'arbalète se ficha dans l'épaule du monstre. Celui-ci hurla et arracha la tige de bois, en faisant claquer sa mâchoire méchamment tandis qu'il cherchait le tireur.
BAM !
Un nouveau trait, dans le thorax cette fois.
"Reculez !" Coupe-jarret s'élança hors des fourrés, posa son arbalète et dégaina son épée. La lame projetait un éclat argenté tandis qu'il la faisait tournoyer.
La bête rugit, puis lui fonça dessus. Coupe-jarret leva son épée et se prépara, attendant jusqu'au dernier moment... Il fit une pirouette sur la gauche et entailla l'énorme dos du monstre d'un large coup, qui projeta une brume écarlate à travers le camp.
Une tornade fascinante de coups tranchants, de feintes et de ripostes suivit, accompagnée par des projections de sang et des hurlements perçants tandis que l'homme encapuchonné maîtrisait avec assurance le déroulement du combat, tranchant son adversaire avec une vitesse inconcevable et une précision experte.
Succombant aux lacérations, l'abominable rongeur gémit, tomba à genoux et bascula en avant, du sang imbibant la terre autour de son immense corps.
L'homme orienta sa lame, prêt à infliger le coup de grâce.
Un des spectateurs s'exclama lorsqu'un des bras du monstre jaillit pour saisir son adversaire à la gorge. La bête gronda et se releva, soulevant l'homme loin au-dessus du sol. Les plaies sur son corps meurtri se refermèrent. La chair tranchée et les muscles coupés se reconstituaient. L'homme laissa échapper son épée pour agripper les pattes poilues qui l'étranglaient.
Les spectateurs figés et bouche bée regardaient Coupe-jarret se débattre dans la poigne de la bête. Puis, à la surprise générale, il tendit la main vers la tête hérissée du rongeur et fit un geste singulier avec ses doigts.
Des flammes jaillirent de sa paume, projetant sur le monstre un brasier qui lui carbonisa la face et le sternum. La bête poussa de violents hurlements, relâchant l'homme pour se griffer le museau en titubant à reculons.
Vif comme l'éclair, Coupe-jarret sortit une boule de cuir avec une mèche, l'embrasa d'un claquement de doigts et la lança aux pieds du géant hurlant.
La bombe projeta des étincelles...
BOUM !
Le rat-garou explosa en petits bouts d'os et de chair calcinée.
Les voyageurs restants, couverts de sang et d'entrailles, étaient pétrifiés.
Coupe-jarret approcha nonchalamment du corps mutilé du marchand, fouilla dans sa besace et en sortit une petite bourse cliquetante. Il observa les spectateurs ébahis, haussa les épaules et empocha l'argent.
Sidéré, le soldat balbutia en pointant un doigt tremblant sur l'homme encapuchonné, puis prononça un seul mot avec incrédulité : "Sorceleur."
Le soleil brillait sur la caravane qui avançait tranquillement le long de la route poussiéreuse de Maribor. Assise à l'arrière d'un chariot en queue de convoi, Galanthea observait attentivement le sorceleur, qui approchait lentement d'elle sur sa monture.
Elle l'accueillit avec un sourire chaleureux. "Vous avez mérité toute ma gratitude pour votre intervention la nuit dernière."
Il fronça les sourcils, gêné par le compliment, mais l'accepta à contrecœur en lui adressant un bref signe de tête.
Galanthea étouffa un rire, alors qu'une pensée lui traversait l'esprit. "Indirectement, je suppose qu'Alzur m'a encore une fois sauvé la vie."
Le sorceleur serra les dents et ses narines se dilatèrent.
"Il y a un problème, mon cher ? lui demanda-t-elle. Je parie que vous n'avez pas trotté jusqu'à moi juste pour savourer mes remerciements."
Il fit une pause pour rassembler ses pensées. "Vous connaissiez Alzur, au moins ?"
"Oh... Je le connaissais mieux que bien des gens."
"Alors pourquoi raconter toutes ces conneries que vous savez fausses ?" Il fit craquer son cou. "Vous vous bercez peut-être simplement d'illusions. Ou alors vous êtes complètement aveugle."
Elle sourit. "Les vérités ne sont pas forcément universelles, mon garçon. Parfois, il ne s'agit que d'une question de point de vue."
Le sorceleur grommela, chevaucha en silence un instant, puis secoua la tête d'un air frustré. "L'amour ?" la rabroua-t-il. "S'il tenait vraiment aux autres, il n'aurait jamais fait ce qu'il a fait. Et ce qu'il fait sûrement encore."
"Vous avez quelque chose à me dire." Galanthea observa l'homme, puis réprima un bâillement. "Je n'ai pas fermé l'œil la nuit dernière, vous vous en doutez, alors venez-en au fait... avant que je tombe de fatigue."
"Vous savez comment Alzur et ses laquais créent les sorceleurs ? Vous en avez la moindre idée ?"
"Pas avec de l'amour, je suppose..."
"Ils prennent de jeunes garçons. Ils les enlèvent dans la rue. Ils paient leurs parents, s'il le faut. Ils font tout leur possible pour mettre la main sur de nouveaux cobayes. Vous voyez, il faut que ce soient des enfants... C'est ce qu'ils nous ont dit. Cosimo, le plus vieux mage... Une ordure avec une barbe blanche... Il radotait sans cesse à propos de... la malléabilité. Alzur et lui parlaient de nous comme de blocs d'argile humide, attendant d'être modelés. Ils parlaient avec une totale indifférence. Au bout d'un certain nombre d'années, disaient-ils, la vie vous marque, et l'argile, eh bien, elle prend. Elle durcit. Remodeler un homme adulte devient impossible, car il se brise simplement. Alors les enfants sont les seuls à pouvoir être soumis aux mutations. C'est du moins les seuls à avoir une quelconque chance. Malgré tout, la plupart se brisent quand même." Le sorceleur fixait Galanthea, étudiant sa réaction. "La plupart des garçons que je connaissais reposent maintenant dans des tombes peu profondes."
Elle évita son regard pour observer à la place les prés le long de la route.
"Ouais... les enfants morts ne font pas un très bon sujet de ballade, hein ?"
Galanthea se tourna à nouveau vers le sorceleur, mais garda le silence, les yeux pleins de curiosité.
"On devait les enterrer nous-mêmes. Ils avaient le corps mutilé, le visage déformé, la bouche figée ouverte dans un dernier cri. Le truc, c'est que c'étaient les plus chanceux. Ils avaient une fin rapide. Nous autres, on a dû continuer à subir les différentes 'épreuves' d'Alzur, comme il les appelait, comme s'il s'agissait d'exploits héroïques qu'on avait choisi de réaliser pour prouver notre valeur. Comme si on avait choisi de traverser l'enfer pour recevoir l'approbation de ce salaud."
"Vous dites qu'il fait tout ça pour rendre le monde meilleur. Foutaises ! Moi, je pense qu'il ne fait ça que pour lui. Par vanité. Aider les autres, ce n'est que... secondaire. D'accord, il affectait la compassion de temps en temps, en public. Comme les fois où les idiots qui finançaient ses petits projets sordides venaient le voir. Oh, il savait jouer la comédie devant les aristocrates. Il se montrait très hospitalier en nous exhibant. Il étalait sa réussite. Son génie. 'Admirez ce que le Grand Alzur a créé pour vous, messieurs.' Quel connard arrogant." Il grogna. "Satisfaits de leur investissement, les hommes repartaient alors, et lui retrouvait aussitôt sa froide indifférence. Il regagnait sa tour. On ne le revoyait plus jusqu'à ce que l'épreuve suivante soit prête, et on n'était alors pas vraiment à la fête. Nan... Pour cette ordure, on n'était qu'un moyen d'atteindre son but. Un moyen d'asseoir sa réputation. D'assurer son héritage." Il réfléchit un moment, l'air absent. "On n'était que de l'argile humide dans sa main, prête à être modelée suivant sa volonté."
Un silence s'étira.
"C'est une sacrée histoire, sorceleur", dit Galanthea avec un petit sourire. "Vous n'avez jamais envisagé de faire carrière comme conteur ?"
"Moquez-vous si vous voulez, mais c'est la pure vérité. Je m'en balance des points de vue." Il se racla la gorge et cracha par terre avant de recommencer à ruminer ses souvenirs.
Elle suivit des yeux le sorceleur qui avançait à côté du chariot, perdu dans ses pensées.
"Vous savez..." commença-t-elle avant de faire une pause pour bien choisir ses mots. "Je vous suis sincèrement reconnaissante d'avoir été là la nuit dernière. Je veux que vous le sachiez."
Le sorceleur opina après un instant d'hésitation. "Je devrais partir en éclaireur... pour m'assurer qu'aucune surprise ne nous attend sur la route." Il chassa un souvenir, puis saisit les rênes de son cheval. "Reposez-vous bien", lança-t-il en s'éloignant au galop.
Galanthea s'étendit à l'arrière du chariot pour se détendre en contemplant le ciel sans nuages. Elle clignait lentement des yeux, les paupières de plus en plus lourdes en écoutant le trot rythmé des chevaux devant elle...
... Loin au-dessus, des oiseaux tournoyaient dans l'immensité azur. L'un d'eux poussa un cri atroce. Elle plissa les yeux et réalisa qu'il ne s'agissait absolument pas d'oiseaux. Elle voyait de larges ailes irrégulières battant sporadiquement et de longues queues écailleuses fouettant l'air derrière. Les horreurs volantes piquèrent en direction de la caravane. L'une d'elles hurla en explosant dans une gerbe de sang. Puis une autre, et une autre. Un torrent de sang et d'entrailles se déversa.
La voix d'Alzur résonna alentour. "N'aie crainte, petite. Tu es sauvée."
L'averse écarlate se changea en eau limpide en s'abattant sur les murs d'une mairie. Une chaude lueur irradiait de ses fenêtres.
À l'intérieur, des corps émaciés toussaient et respiraient bruyamment, serrés par groupes d'hommes, de femmes et d'enfants, tremblant et gémissant. Un personnage portant un manteau ciré noir et un masque pourvu d'un bec se faufilait entre les corps, en les tâtant avec curiosité avec sa canne.
Sur une scène improvisée faite de caisses, une jeune Galanthea, vêtue d'une tenue masculine de troubadour, jouait du violon en chantant une chanson enjouée pour son public malade. Les gens souriaient malgré leurs souffrances, leurs yeux caves brillant de joie.
Une voix rauque et anxieuse traversa la scène. "Oh, ma pauvre petite. La maladie est en toi. Elle s'est installée."
Galanthea cessa de jouer et baissa son instrument, en ouvrant de grands yeux. Devant elle était assise une assemblée de cadavres aux corps nus, ratatinés et putrides. Chacun portait un masque pourvu d'un bec. Un à un, ils se mirent à croasser, de plus en plus fort. Une symphonie de croassements rauques étouffa tous les autres bruits.
Les bougies s'éteignirent, plongeant la pièce dans une obscurité totale et un silence troublant.
"La mort guette et ta lumière faiblit." Deux yeux brillèrent dans le noir. "Mais n'aie crainte, mon enfant, car la vieille Thelma peut soigner ta gangrène."
Des flammes s'élevèrent dans un âtre central, illuminant l'intérieur d'une petite chaumière. Un assortiment de babioles et de bibelots était empilé tout autour de la pièce, et des corbeaux décoraient les étagères et les poutres, où ils bondissaient en croassant.
La jeune Galanthea, maigre et pâle, était assise devant le feu, fixant la vieille femme drapée de plumes noires de l'autre côté des flammes.
"Fais le serment de chanter", dit-elle en montrant ses dents à la jeune barde, "et la vieille Thelma veillera à ce que ta route continue... à ce que tu vives." Elle ricana.
Les flammes de l'âtre flambèrent de plus belle, se déversant sur le parquet et rampant sur les murs. Elles dévorèrent tout.
Au milieu d'un bosquet isolé, une chaumière brûlait violemment. Un cri terrifiant perça le brasier rugissant. "Mon enfant ! Qu'as-tu fait ?"
Galanthea se tenait debout au milieu du bosquet, observant les ravages des flammes à travers ses larmes.
La voix d'Alzur résonna alentour. "Tu n'as qu'à opiner, Perce-neige, et tout sera terminé."
Une main lui serra l'épaule. Elle se retourna et Alzur se tenait là près d'elle, le visage et la poitrine couverts de sang. Il s'agenouilla devant elle et un sourire malveillant s'étira sur son visage. "Un beau doublé", gloussa-t-il.
Le feu dévora le bosquet.
Le hurlement hideux monta en crescendo...
Galanthea ouvrit brusquement les yeux et se redressa, la peau trempée de sueur.
En reprenant son souffle, elle observa les environs et remarqua que le chariot s'était arrêté.
Une dispute se faisait entendre tout près. Une voix aigüe cria : "On plaisante pas, pigé ? Reculez... Reculez, bordel !"
Elle sauta en bas du chariot et vit qu'ils étaient arrêtés près d'une auberge située à un carrefour. Un panneau de bois indiquait "La Double croix".
Galanthea contourna l'arrière du chariot et constata que la caravane était encerclée par une bande dépareillée d'hommes et de femmes vêtus comme des paysans et armés d'épées rouillées, de faux et de fourches. Au milieu, une femme dégingandée brandissait une arbalète d'une main tendue et tremblante, en la pointant sur un soldat.
Le soldat fit un pas vers elle. "Allez, faites pas l'imbécile." Il fit un autre pas, un peu trop agressivement. "Vous avez pas..."
VLAM.
Un carreau jaillit, touchant le soldat au genou. Il grogna, serra la tige, puis s'effondra. "Sale garce !"
"Je-Je-Je vous avez prévenu", bégaya-t-elle avant de balayer du regard tous les spectateurs. "Jouez pas aux cons, c'est compris ? Sinon... sinon vous avez vu c'qui vous arrivera !" s'exclama-t-elle nerveusement en se hâtant de recharger son arbalète. "Ça pose problème à quelqu'un ?"
Aucun des voyageurs ne répondit.
"Parfait !" La femme fit un signe de tête à l'un de ses hommes. "Faites-les entrer, que je les voie plus."
"C'est bien not' veine", lança le nain avec un regard furieux, tandis qu'il allumait une autre bougie pour la placer sur un tonneau dans un coin de la cave.
"Attention à ne pas mettre le feu", l'avertit le halfelin. "Sinon notre situation sera encore plus inconfortable..."
"Ah, vous en faites pas. J'ai les mains parfaitement fermes et sûres." Il alluma une autre bougie et la plaça sur une étagère. "Vous êtes là depuis combien de temps, mon gars ?" demanda-t-il à l'aubergiste, perché sur un tonneau.
"Oh... pas très longtemps. Quelques jours, peut-être." L'aubergiste parcourut du regard les voyageurs. "Vous êtes les premiers qu'ils..."
"Dévalisent ?" l'interrompit le nain.
"Ouais. Désolé. Ne le prenez pas personnellement. Ce ne sont pas des brigands. Enfin, pas vraiment. Je connais même la plupart d'entre eux. Ce sont surtout des fermiers et des manœuvres du coin. Mais... avec cette maudite sécheresse qui n'en finit pas, les gens sont vraiment désespérés. Alors, ils... improvisent."
Le soldat gémit lorsque Galanthea serra des chiffons autour de son genou ensanglanté.
De la poussière tomba du plafond au moment où leur parvenaient des bruits de pas étouffés sur le plancher au-dessus de leurs têtes, ainsi que des voix assourdies.
"Désolé pour votre ami. Je suis sûr que ce n'était pas intentionnel."
"Vous en faites pas, il va s'en tirer. Pas vrai, toi ?"
Le soldat grogna.
"Mais finie la vie de soldat pour toi, hein ?" dit-il en gloussant. "Va falloir t'habituer au travail de garde. Ah !" Il alluma en souriant une lampe à huile, qui illumina un large tableau posé contre le mur du fond. La toile imposante représentait un immense champ de bataille. L'un des camps brandissait des étendards blancs et noirs pour célébrer son triomphe, tandis que l'autre armée se recroquevillait sous un déluge de feu tombant du ciel. Parmi les vainqueurs se tenait fièrement un mage illustre, bras levés et entouré de runes lumineuses.
"La bataille finale de la Guerre sans fin", les informa l'aubergiste. "La toile a été baptisée 'La double croix d'Alzur'. On reçoit... enfin, on recevait beaucoup de voyageurs arrivant d'Ellander, et ils ne l'appréciaient pas, alors on l'a descendue ici, à l'abri des regards." Il gloussa. "Pour le nom de l'auberge, par contre, on ne peut pas faire grand-chose."
"C'est vrai, alors ?" s'enquit le halfelin. "Alzur s'est servi de sa magie pour tuer une armée ?"
Le nain approcha la lampe du tableau. "Ouais. On dirait bien."
Les déplacements des gens au-dessus firent tomber un peu plus de poussière. Les voix indistinctes se firent plus fortes.
"Vous avez entendu parler de lui, alors ? Alzur ?" demanda l'aubergiste.
"Ouais, quelques histoires par-ci par-là." Le nain observa l'armée en train de brûler, ses soldats qui périssaient en fuyant et en hurlant. "Ils avaient aucune chance."
L'aubergiste descendit de son tonneau et avança jusqu'au tableau. "L'artiste ne l'a pas représenté, mais il paraît qu'il a ouvert un portail. Il s'est servi d'un sort pour invoquer une chose terriblement puissante depuis, hum... un autre monde, je suppose. Les gens disent que le ciel s'est ouvert et qu'un déluge de flammes tourbillonnantes a balayé le champ de bataille. Mais il ne s'agissait pas d'un dragon ni de rien de ce genre. Non... c'était bien pire..." Il caressa sa moustache. "J'ignore ce que c'était, mais ça a ravagé leur armée. La défaite a été écrasante. Et Ellander, eh bien, ils n'ont eu d'autre choix que de se rendre sur-le-champ. Ils ont cédé le trône de Wyzima au duc de Maribor le lendemain. La Guerre sans fin était enfin terminée."
"C'est pas juste", dit le nain d'un ton méprisant, en fixant la toile. "C'est de la triche. Les batailles doivent se livrer honorablement, sur un pied d'égalité. Pas avec ces... saletés surnaturelles. Ces hommes auraient pas dû mourir comme ça."
"Oui. C'est vrai, j'en conviens", ajouta le halfelin.
"Il l'a fait..." dit Galanthea en relevant la tête, le regard sombre... "pour sauver des vies."
Le nain éclata de rire. "Ouais, c'est ça ! Et moi, je baise pour rester chaste !"
"Non, non, elle a raison", corrigea l'aubergiste. "Cette guerre était affreuse. Il y a eu des bains de sang à n'en plus finir par ici, pendant des générations, tout ça pour qu'un duc ou un autre puisse s'asseoir sur un trône un peu plus grand."
"Ouais, j'ai entendu parler des escarmouches, mais... pourquoi ça a duré aussi longtemps ?" demanda le nain.
"Eh bien", dit l'aubergiste en retournant s'asseoir sur le tonneau, "les deux armées étaient de force égale, alors elles étaient dans l'impasse. Aucun camp ne gagnait plus que sa part de batailles. Et vu l'équilibre des forces, les deux camps espéraient remporter la victoire finale, j'imagine, alors aucun duc ne renonçait... pas plus que leurs fils... ou les fils de leurs fils. Ils continuaient simplement... d'envoyer leurs hommes au massacre, encore et encore... par devoir, par fierté, pour l'honneur ou pour tout autre mensonge que les nobles racontent à leurs pions pour justifier leur sacrifice. Et quand je parle de 'sacrifice', je suis loin de la vérité. Je vous mets au défi de trouver par ici une famille qui n'a pas perdu plusieurs ancêtres dans cette fichue guerre."
Le nain secoua la tête solennellement.
"Sans l'intervention d'Alzur", conclut l'aubergiste, "impossible de dire combien de temps le bain de sang aurait continué..."
Le nain fronça les sourcils. "Ouais... Mais ça peut pas être juste, non ? De faire un truc pareil... Il devrait pas se mêler du destin des autres..."
"Se mêler du destin des autres", dit en souriant Galanthea, "c'est ce qu'il fait le mieux."
Un cri perçant retentit à l'étage.
VLAN !
Le sorceleur rebroussa chemin sur la route poussiéreuse...
Heureusement pour la caravane, rien ne l'attendait sur son trajet hormis des carcasses d'animaux éparpillées dans les champs, dont les os avaient été nettoyés. Le sorceleur se disait que les pauvres bêtes avaient été victimes de la sécheresse.
Il approchait de l'auberge au carrefour : la caravane devrait y être arrivée à présent et elle y passerait certainement la nuit. Ensuite, ils ne seraient plus qu'à une demi-journée de route de Maribor... Il fronça les sourcils, soudain songeur : pourquoi avait-il fait tout ce chemin alors qu'il avait déjà empoché son argent ? Son employeur était mort, il n'avait donc plus d'obligation. Du moins, plus d'obligation professionnelle...
Il se racla la gorge et cracha par terre. Juste une façon de tuer le temps, estima-t-il. Un moyen de m'occuper...
En approchant de l'auberge, il aperçut les chevaux familiers et les chariots arrêtés devant, comme prévu, mais quelque chose clochait...
Il trotta prudemment vers le bâtiment en observant les traces dans la terre depuis sa selle, puis se laissa glisser au sol et s'accroupit pour mieux voir. Il en déduisit qu'une sorte de lutte s'était déroulée. Il y avait des traces de sang séché, ça ne faisait aucun doute. Il fronça les sourcils. "Fait chier."
Le sorceleur lança à sa monture un ordre désinvolte, "Reste ici !", puis partit à grandes enjambées vers l'auberge.
Dehors, un homme bien bâti, vêtu d'une tunique jaune sale, était courbé sur un banc, observant le sorceleur qui approchait tout en jouant avec sa dague. Il se redressa et bomba le torse. "Désolé, bonhomme, on est fermés."
Le sorceleur ignora la mise en garde et continua d'avancer. L'homme, probablement benêt, se posta devant la porte pour lui barrer le passage. "Tu veux te faire rosser ? Je t'ai dit qu'on..."
Sans hésiter, le sorceleur cogna l'homme en plein ventre, l'envoyant au sol. Le souffle coupé, l'idiot se roula par terre, cherchant à reprendre sa respiration.
Le sorceleur lui lança un ordre désinvolte, "Reste ici !", puis pénétra dans l'auberge.
À l'intérieur, les apprentis bandits étaient réunis autour des tables, examinant les babioles qu'ils avaient récupérées dans la caravane. Le murmure de leurs conversations s'interrompit à l'entrée du sorceleur, et tous les yeux se fixèrent sur l'intrus.
"Où sont-ils ?" demanda le sorceleur, calme et serein.
Passé le bref instant de surprise, la femme dégingandée attrapa son arbalète sur la table.
"Ça te regarde pas..."
Elle tendit la corde et glissa rapidement un carreau, tandis que le sorceleur levait les yeux au ciel. "Qui... qui es-tu ?" demanda-t-elle.
Il fit craquer son cou et posa sa main sur le pommeau de son épée. "Où sont-ils ?"
La femme plissa les yeux, puis adressa un signe de tête aux autres, leur donnant l'ordre d'encercler le sorceleur.
"C'est quoi, votre plan ? Rester ici ? Détrousser les voyageurs ? Vous croyez que ça marchera combien de temps, hein ? Avant qu'on envoie la garde et que vous vous retrouviez tous à danser la gigue au bout d'une corde ?"
"Nan... ils sont trop occupés avec les émeutes en ville. C'est une vraie anarchie avec la sécheresse. Ils viendront pas par ici de sitôt. Non, ça risque pas. Alors maintenant... fous le camp, avant que je te troue la peau."
Le sorceleur pencha la tête, l'oreille tendue. "Hmm..." Il entendait des voix étouffées en dessous. "Pourquoi les avoir capturés ? Pourquoi ne pas vous contenter de les détrousser et de les laisser partir ? Ça aurait été plus simple."
"Parce que... Parce que... Eh bien..." Elle réfléchit en regardant de droite et de gauche. "Ça... Ça te regarde pas, bordel." Elle le visa avec plus de fermeté. "Dernier avertissement, je te préviens."
"Un conseil..." dit le sorceleur en resserrant la main sur la poignée de son épée. "... Évitez le pire et rentrez chez vous."
La femme cligna rapidement des yeux, pensive, puis posa lentement le doigt sur la détente.
"Ne faites pas ça..." la mit en garde le sorceleur, en se préparant.
Elle écarquilla les yeux : sa décision était prise.
Le sorceleur dégaina son épée.
VLAM !
Le carreau s'envola.
D'un coup fluide, le sorceleur intercepta le projectile en plein vol du plat de sa lame.
CLANG !
Le carreau fut projeté sur le côté et toucha un des membres de la bande à la gorge. Celui-ci poussa un petit cri, cracha du sang en gargouillant, puis s'effondra par terre. La femme poussa un cri bref avant de se taire, choquée, tandis que l'arbalète lui échappait des mains.
Le silence se prolongea, puis le sorceleur balaya l'assemblée du regard avec un air renfrogné. "Vous voulez continuer ?"
Ils déposèrent immédiatement leurs armes et lui montrèrent leurs mains en signe de soumission, en secouant la tête de gauche à droite d'un air ébahi. "Pi-Pitié, messire", balbutia un homme déguenillé.
Le sorceleur rengaina tranquillement son épée. "Allez-y... foutez le camp."
La bande se dandina prudemment vers la porte, sans quitter le sorceleur des yeux. Une fois assez près de la sortie, ils se ruèrent dehors en se bousculant dans leur fuite.
Le sorceleur baissa les yeux sur la mare de sang qui s'étalait autour du malheureux. Il soupira, puis fit claquer sa langue avec regret. "Pas de chance, mon gars..."
Il fouilla la pièce et découvrit une large trappe cachée dans un coin.
Une voix étouffée lui parvint d'en dessous. "Sorceleur ?"
Il souleva la trappe et aperçut Galanthea au pied d'une échelle en bois, les yeux levés vers lui. Elle sourit en l'apercevant et opina avec gratitude.
Le sorceleur la regarda un moment, puis lança avec un léger sourire : "Ça fait un beau doublé."
En haut d'un petit talus près de l'auberge, le sorceleur sortit une autre pelletée de terre de la tombe qu'il creusait. Pendant un instant, il se revit au château d'Alzur, enterrant les corps mutilés de ses frères morts. La voix du mage résonnait dans sa tête : "C'est une triste affaire, je le sais. Mais il faut le faire, mon enfant. Il le faut !" Il ferma les yeux pour chasser ce souvenir, puis reprit sa tâche.
Non loin, Galanthea observait tendrement le sorceleur crotté, assise sur un banc taillé dans un chêne abattu. "Il aurait peut-être préféré un bûcher…"
Il lui lança un regard noir. Elle sourit.
"Vous êtes un véritable chevalier en armure étincelante, je dois l'admettre."
Il enfonça sa pelle en grognant et jeta une autre pelletée de terre.
"Je devrais peut-être sortir mon violon… composer une ballade épique sur vos escapades."
Il soupira.
Galanthea réfléchit un instant. "Évidemment, il faudrait que je trouve des rimes avec 'sorceleur'…" Elle fit une pause. "Ou… avec 'Madoc'…"
Le sorceleur se figea, puis leva lentement la tête vers elle.
"Il parlait toujours très tendrement de vous. À notre dernière rencontre."
Le sorceleur bondit hors de la tombe, jeta sa pelle, puis fit quelques pas agressifs en direction de Galanthea. "Il essaie de se mêler de mes affaires, maintenant ? Il me suit ? C'est ça ? Qu'êtes-vous, son fidèle toutou ?"
"Je ne suis l'agent de personne. Nos chemins se sont croisés par le seul fait du destin. Mais dès l'instant où j'ai posé les yeux sur vous… oh, j'ai su sans l'ombre d'un doute qui se tenait devant moi."
"Foutaises !" Le sorceleur lança un grand rire feint. "C'est tout lui ! Il n'imagine pas que quelque chose puisse échapper à son contrôle !" Il ajouta sur un ton moqueur : "Il faut qu'il tire toutes les ficelles !" Il fit craquer son cou. "Et alors ? Il vous a envoyée pour m'attendrir ? M'obliger à rejoindre en rampant sa compagnie, c'est ça ? Eh bien, ça n'arrivera pas. Je n'ai jamais rien eu à faire avec lui. C'est une maudite farce ! Je ne suis qu'un tueur, un bon à rien de coupe-jarret, je ne serai jamais rien de plus."
Galanthea le laissa se calmer, puis pencha la tête. "Oh, Madoc… Vous savez que ce sont des fadaises." Elle sourit. "Vous devez être victime de délire. Ou alors vous êtes complètement aveugle…"
Madoc fulminait. "Je vous défends…"
Le regard de Galanthea s'assombrit. "Il faut que vous sachiez, il veut vraiment…"
"Fermez-la !"
"Il tient particulièrement à vous. Vous n'imaginez pas à quel point, même après tout ce temps, vous êtes un des premiers…"
"Je ne suis pas son chien, ni son putain de jouet."
"Non, non, bien sûr…"
"Il faut qu'il lâche prise, bordel !"
Galanthea fit une pause pour bien choisir ses mots. "Oui, vous avez raison, il le doit. Il doit lâcher prise sur pas mal de choses. Mais vous aussi." Elle regarda Madoc, puis tapota sur la place à côté d'elle. "Venez. Asseyez-vous."
L'air toujours renfrogné, le sorceleur serrait les mâchoires, tremblant de frustration. Puis il céda et s'installa au bord du banc.
"Vous passez beaucoup de temps à ruminer, non ?" Elle attendit, son silence lui apportant la réponse qu'il refusait de donner. Elle poursuivit facétieusement : "'Oh, pauvre de moi ! Je ne suis qu'un monstre, une horreur !…' Hein ? Eh bien, assez de jérémiades !"
Madoc la regarda, désarçonné par son ton.
"Grandissez un peu, dépassez tout ça."
Il lui lança un regard noir, puis détourna les yeux vers la prairie.
"J'esquive toujours la question quand on veut savoir pourquoi j'ai arrêté d'être barde. Vous voulez savoir pourquoi ?" Elle n'attendit pas sa réponse. "Parce que c'est une histoire sans intérêt, qui ne vaut sûrement pas la peine d'être racontée. Il n'y a pas d'aventure charmante, de moment magique, de grand final. Seulement… une simple vérité que la plupart des gens n'apprécieraient pas. Vous voyez, je n'ai jamais vraiment voulu être barde, mais je m'y étais contrainte… pour honorer la mémoire des défunts. J'ai continué, des décennies durant, à chanter pour des étrangers, à jouer de ce fichu violon… malheureuse et frustrée. Poussée par la culpabilité. Survivre alors que d'autres sont morts peut être… un lourd fardeau à porter. Vous ne le savez que trop bien…"
Le sorceleur marmonna quelque chose d'inintelligible.
"Je me privais simplement d'une belle vie pour une cause vaine, due à mes remords."
"Tant pis pour vous", marmonna le sorceleur.
"Oui. Oui. Il m'a fallu longtemps pour le comprendre. Il ne faut pas laisser le passé dicter son avenir. On gâche sa vie en restant prisonnier des gens morts et enterrés. Même Alzur, malgré toute son intelligence et sa longévité, ne l'a pas encore compris. Il est obsédé par une époque révolue, dont il n'arrive pas à se détacher. Mais c'est son choix. À vous de faire le vôtre, Madoc." Elle fit une pause. "Ce n'est pas Alzur qui façonne votre argile. Il ne le fait plus depuis longtemps…"
Madoc garda le silence, perdu dans ses pensées.
"Vous avez traversé l'enfer. Je comprends votre douleur, sincèrement. Mais ne vous y trompez pas, vous n'avez pas le monopole de la souffrance. Au contraire, vous êtes plutôt privilégié. La plupart des gens ne font que vivoter, ils survivent péniblement au jour le jour. Ce qu'ils souhaitent ne compte pas. Et puis un jour, ils meurent, et c'est comme s'ils n'avaient jamais existé. Mais vous, vous pouvez visiter des endroits et faire des choses dont nous ne pourrions que rêver pour la plupart. Vous pouvez accomplir des exploits, rendre le monde meilleur et entrer dans l'histoire pour ça. Renoncer à ce don par animosité et entêtement… ce serait faire une grave offense à tous ceux qui ont moins de chance."
"Je vous le dis donc : au diable Alzur et sa vision ! Au diable aussi vos frères morts ! Il est question de vous. Prenez en main votre destin et façonnez au mieux votre avenir, avant qu'il ne soit trop tard. Parce que vous avez la chance de pouvoir le faire, Madoc."
Le sorceleur se pencha en avant, les yeux dans le vague.
Galanthea tourna la paume de sa main vers le haut, puis leva les yeux vers le ciel. "Je crois que vous feriez bien de finir ce trou." Surgis de nulle part, des nuages noirs s'étaient amoncelés dans le ciel jusque-là dégagé, et une pluie fine tombait maintenant. "J'ai l'impression qu'il vous reste peu de temps."
L'aubergiste surgit par la porte d'entrée et tomba à genoux dans la boue, jubilant, les bras tendus vers le ciel. "C'est un miracle, les dieux soient loués !" Il ferma les yeux et profita en souriant de la bruine rafraîchissante. "Ils nous avaient abandonnés depuis tant d'années…" Frappé par une pensée soudaine, il bondit sur ses pieds et retourna précipitamment à l'intérieur. Il réapparut quelques instants plus tard, suivi par le halfelin et le nain, les bras chargés de marmites et de casseroles en cuivre.
Madoc et Galanthea, toujours assis sur la colline proche, sourirent de conserve en les voyant collecter frénétiquement l'eau de pluie dans les divers récipients.
Le sorceleur leva les yeux vers le ciel. Il observa les nuages avec méfiance, car ils provenaient d'un unique point au loin. Bizarre, se dit-il en fronçant les sourcils. Il frotta sa gorge broussailleuse et pencha la tête sur la gauche. "Alzur…"
"… Oui", répondit Galanthea au bout d'un moment.
Il chassa cette pensée et détourna la conversation. "Comment… Comment a-t-il levé votre malédiction ? Vous ne l'avez jamais dit."
Galanthea réfléchit à la question avant de pousser un lent soupir. "Ça, mon cher, je vous le raconterai une autre fois. C'est une histoire que je n'aurai aucun plaisir à conter, soyez-en certain."
Le sorceleur fronça les sourcils.
Elle lui sourit gentiment. "Disons simplement que, parfois, la vie ne nous laisse que de mauvais choix. Aucun espoir de répit évident. Mais il faut toujours faire un choix et en affronter les conséquences, quelles qu'elles soient. Vous feriez bien de vous en souvenir, sorceleur : si l'on fuit les conséquences, elles ne font que s'aggraver. Et au bout du compte, il faut quand même payer le prix, d'une façon ou d'une autre." Elle observa ses compagnons de voyage, qui dansaient gaiement sous la pluie près de l'auberge. "Peu de gens traversent la vie sans se salir, Madoc. Ceux qui y parviennent meurent souvent jeunes. Le mieux à faire est d'essayer d'équilibrer la balance, comme on peut, avant de pousser son dernier soupir."
Le sorceleur grogna. "La vie est une dette."
"Oui."
Les bruits de joie furent soudain étouffés par une explosion assourdissante.
BRAOUM !
CRAC !
Des éclairs aveuglants, verts et rouges, illuminèrent le paysage.
Madoc se releva d'un bond et se mit à scruter l'horizon, où les murs de la lointaine ville de Maribor se dressaient au-dessus des plaines humides. "Qu'est-ce qu'il fabrique ?"
Haut dans le ciel, les énormes nuages s'amoncelaient de façon surnaturelle et s'assombrissaient en s'éloignant sinistrement de la capitale.
Soudain, un éclair découpa l'horizon lugubre, suivi peu après par un roulement de tonnerre. La bruine devint une pluie torrentielle et la brise se changea en vent violent. Les nuages gris sombre tourbillonnaient au loin, autour d'un cercle qui s'ouvrait dans le ciel. Des failles sinueuses de lumière intermittente s'étiraient hors de la brèche grandissante, projetant un spectre de couleurs éclatantes sur l'horizon.
Galanthea et Madoc rejoignirent les voyageurs qui s'étaient rassemblés au carrefour pour observer le chaos au loin.
"Oh, non, oh, non", marmonna le halfelin. "C'est pas vrai."
"C'est un portail !" hurla le nain par-dessus le vacarme de la pluie battante. "Comme à Ellander !"
"Ma-Malédiction !" Le soldat blêmit et écarquilla les yeux d'incrédulité. "C'est impossible…"
Des profondeurs du lointain cyclone, une forme aussi horrible qu'énorme serpentait hors du portail. Son gigantesque corps allongé, pourvu de rangées de membres crochus de chaque côté, se tortillait dans le ciel, en descendant vers la ville de Maribor.
Le sol trembla lorsque le terrible monstre s'abattit sur la malheureuse métropole.
Le trou béant se referma derrière lui et le spectre de lumières éclatantes disparut. Il ne restait que les nuages noirs, le paysage noirci et la silhouette noire du monstre colossal illuminé par la foudre. Chaque éclair révélait fugitivement l'énorme mille-pattes qui dévastait la ville ; ses immenses mandibules se refermaient violemment tandis qu'il enserrait avec son thorax les hautes tours, les réduisant ainsi à un tas de ruines.
Bordel, se dit Madoc. Par l'enfer.
Il plissa les yeux pour voir Galanthea à travers la pluie. Ses grands yeux bruns, doux et sombres, l'imploraient. "Allez-y, dit-elle, il a besoin de votre aide… On en a tous besoin."
Sans hésiter, Madoc bondit vers le poteau où était attachée sa monture et se mit en selle. En tenant fermement les rênes, il se tourna une dernière fois vers les gens qu'il avait sauvés. Le halfelin se protégeait de la pluie avec une casserole. Le nain hurlait sans parvenir à se faire entendre au milieu du déluge. Le soldat, accroché à l'aubergiste pour tenir debout, secouait la tête d'un air affligé. Son regard triste trahissant sa peur, Galanthea souriait avec espoir au sorceleur et opina du chef avec gratitude.
Madoc lui retourna le geste, puis fit pivoter sa monture sur la route obscure, éperonna son cheval et partit au galop vers Maribor. Vers les ténèbres. Vers la foudre. Vers le monstre affamé et le terrible carnage en cours. Vers la destruction, la mort et le chaos incarnés.
Il chevaucha vers son créateur.
Vers son destin.